Table of Contents Table of Contents
Previous Page  33 / 46 Next Page
Basic version Information
Show Menu
Previous Page 33 / 46 Next Page
Page Background

4

Analyse de texte

Désert

J.M. Gustave Le Clézio

Il y a eu encore un silence lourd, tandis que les cavaliers s’étaient arrêtés de tourner

sur la plaine. Le colonel Mangin regardait avec ses jumelles, essayait de comprendre

est-ce qu’ils n’allaient pas battre en retraite, à présent? Alors, il faudrait marcher à

nouveau pendant des jours, sur cette terre désertique, au-devant de cet horizon qui

fuit et désespère. Mais Moulay Sebaa restait immobile sur son cheval, parce qu’il

savait que la fin était proche. Les guerriers des montagnes, les fils des chefs de tribu

étaient venus ici pour combattre, non pour fuir. Ils s’étaient arrêtés de tourner pour

prier, avant l’assaut.

Ensuite, tout s’est passé très vite, sous le soleil cruel de midi. Les trois mille cavaliers ont

chargé en formation serrée, comme pour une parade, brandissant leurs fusils à pierre

et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés sur le lit du fleuve, les sous-officiers com-

mandant les mitrailleuses ont regardé le colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé

passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d’acier

ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre qui

hachait l’air et résonnait dans toute la vallée, jusqu’aux montagnes. Est-ce que le temps

existe, quand quelques minutes suffisent pour tuer mille hommes, mille chevaux? Quand

les cavaliers ont compris qu’ils étaient dans un piège, qu’ils ne franchiraient pas ce mur

de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c’était trop tard. Les rafales des mitrail-

leuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes et des chevaux ne cessaient

de tomber, comme si une grande lame invisible les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux

de sang coulaient, se mêlant aux minces filets d’eau. Puis le silence est revenu, tandis

que les derniers cavaliers s’échappaient vers les collines, éclaboussés de sang, sur leurs

chevaux au poil hérissé par la peur.

Sans hâte, l’armée des soldats noirs s’est mise en marche le long du lit du fleuve, compa-

gnie après compagnie, avec, à sa tête, les officiers et le colonel Mangin. Ils sont partis sur

la piste de l’est, vers Taroudant, vers Marrakech, à la poursuite de Moulay Sebaa, le Lion.

Ils sont partis sans se retourner sur le lieu du massacre, sans regarder les corps brisés

des hommes étendus sur les galets, ni les chevaux renversés, ni les vautours qui étaient

déjà arrivés sur les rives. Ils n’ont pas regardé non plus les ruines d’Agadir, la fumée noire

qui montait encore dans le ciel bleu. Au loin, le croiseur Cosmao glissait lentement sur

la mer couleur de métal, prenait le cap vers le nord.

Alors le silence a cessé, et on a entendu tous les cris des vivants, les hommes et les

animaux blessés, les femmes, les enfants, comme un seul gémissement interminable,

comme une chanson. C’était un bruit plein d’horreur et de souffrance qui montait de

tous les côtés à la fois, sur la plaine et sur le lit du fleuve.