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Analyse de texte
Désert
J.M. Gustave Le Clézio
Il y a eu encore un silence lourd, tandis que les cavaliers s’étaient arrêtés de tourner
sur la plaine. Le colonel Mangin regardait avec ses jumelles, essayait de comprendre
est-ce qu’ils n’allaient pas battre en retraite, à présent? Alors, il faudrait marcher à
nouveau pendant des jours, sur cette terre désertique, au-devant de cet horizon qui
fuit et désespère. Mais Moulay Sebaa restait immobile sur son cheval, parce qu’il
savait que la fin était proche. Les guerriers des montagnes, les fils des chefs de tribu
étaient venus ici pour combattre, non pour fuir. Ils s’étaient arrêtés de tourner pour
prier, avant l’assaut.
Ensuite, tout s’est passé très vite, sous le soleil cruel de midi. Les trois mille cavaliers ont
chargé en formation serrée, comme pour une parade, brandissant leurs fusils à pierre
et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés sur le lit du fleuve, les sous-officiers com-
mandant les mitrailleuses ont regardé le colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé
passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d’acier
ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre qui
hachait l’air et résonnait dans toute la vallée, jusqu’aux montagnes. Est-ce que le temps
existe, quand quelques minutes suffisent pour tuer mille hommes, mille chevaux? Quand
les cavaliers ont compris qu’ils étaient dans un piège, qu’ils ne franchiraient pas ce mur
de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c’était trop tard. Les rafales des mitrail-
leuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes et des chevaux ne cessaient
de tomber, comme si une grande lame invisible les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux
de sang coulaient, se mêlant aux minces filets d’eau. Puis le silence est revenu, tandis
que les derniers cavaliers s’échappaient vers les collines, éclaboussés de sang, sur leurs
chevaux au poil hérissé par la peur.
Sans hâte, l’armée des soldats noirs s’est mise en marche le long du lit du fleuve, compa-
gnie après compagnie, avec, à sa tête, les officiers et le colonel Mangin. Ils sont partis sur
la piste de l’est, vers Taroudant, vers Marrakech, à la poursuite de Moulay Sebaa, le Lion.
Ils sont partis sans se retourner sur le lieu du massacre, sans regarder les corps brisés
des hommes étendus sur les galets, ni les chevaux renversés, ni les vautours qui étaient
déjà arrivés sur les rives. Ils n’ont pas regardé non plus les ruines d’Agadir, la fumée noire
qui montait encore dans le ciel bleu. Au loin, le croiseur Cosmao glissait lentement sur
la mer couleur de métal, prenait le cap vers le nord.
Alors le silence a cessé, et on a entendu tous les cris des vivants, les hommes et les
animaux blessés, les femmes, les enfants, comme un seul gémissement interminable,
comme une chanson. C’était un bruit plein d’horreur et de souffrance qui montait de
tous les côtés à la fois, sur la plaine et sur le lit du fleuve.